Les géants minéraux
La timidité des oiseaux plane ce matin, le grand calme règne sous le col

À peine échauffés, les mollets courageux sillonnent les pentes réfrigérées

Le magnifique sentier de crête autour de la vallée de la Gittaz me mène droit au petit déjeuner de duveteux bouquetins
Suit une ribambelle infinie de randonneur·euse·s, je croise plus de monde en 2 heures qu’en 3 semaines de marche. Le solstice approchant ferait sortir homo hibernatus ? Un randonneur anglophone éclaire ma lanterne : je me trouve tout simplement sur une section du très prisé Tour du Mont Blanc. La mondialisation s’est donnée rendez-vous pour un tour de manège où je vogue à contresens

Au loin, j’aperçois mon échappatoire qu’est le col de la Fenêtre, planqué dans la ligne de crête
Regardez comme ils se mettent là en jolies enfilades […]
J’aime pas les gens
On ne fait pas bon ménage […]
Yeah I’m a f*cking freak
Shaka Ponk J’aime pas les gens

À quelques centaines de mètres du troupeau d’humains, juste à côté du col des Tufs, un pan de montagne se détache. Discret rappel que Pachamama possède de quoi se débarasser de ses bactéries envahissantes

Peu farouches, les marmottes du coin paradent pour les paparazzis
Dans la vallée voisine, une remontée mécanique se rend utile : me faire de l’ombre pendant mon déjeuner. Le redémarrage se fait poussif après ma pause à rallonge

Aux abords d’un frêle ruisseau dissimulé dans les hautes herbes, je dresse le camp au chevet de sa majesté alitée

Son excellence daigne ôter son bonnet quelques instants, juste avant que la narcolepsie ne m’embrasse
Cette nuit, sa sérénité a contaminé tous les sommets alentour, eux aussi sont gris de fatigue à l’aube

Sur la crête vers le Mont Joly, le mamamouchi blanc hyperventile dans ma direction, j’enracine mes jambes pour ne pas m’improviser cerf-volant
Jour de repos pour les moldus, les magasins ferment de bonne heure aujourd’hui, je cavale à toute berzingue dans la descente, tant pis pour les cerises carmin qui pendouillent sur ma route. Résultat des courses : raplapla toute l’après-midi mais avec de quoi me requinquer !

En liesse, les 2 ogres ne prennent même pas le temps de me remercier et dévorent leur plat préféré fissa
De mon côté, entre 2 ardentes siestes sous le discret orage, je m’extasie devant grèbes, foulques, libellules et hérons qui batifolent vers les étangs jusqu’au déclin du jour
Je reprends ma route à l’aurore avec la chorale batracienne qui a fredonné toute la nuit. Sentiers fermés à cause des chutes de pierres fréquentes et purges de falaises récentes, mes pas dévient grandement de l’itinéraire que j’avais imaginé

L’immense cascade filiforme de l’Arpenaz se glisse sur mon nouveau parcours

Je serpente entre reins-falaises forestiers impressionnants et passe par un site d’escalade où les lapiaz érodés crépitent sur le fond de ma rétine
All that I see is perfection
All that I feel is attraction
Somehow this dream just fell down here
Diablo Swing Orchestra Out Came the Hummingbirds

Je me retrouve à traverser un terrain de golf, complètement désert et remonte vers le lac artificiel d’une station de ski, également dépeuplée
Seules 2 silhouettes restent stoïques autour d’une canne à pêche à l’autre bout. L’une d’elles vient taper la discut’ à la tombée du jour. Marie-Thérèse m’explique qu’elle tricote pour une association tout en profitant de la compagnie de son mari Guy qui préfère perforer le goujon. Elle reste perplexe devant mon aventure alpine qu’elle jauge déraisonnable. Devant la bien-pensance, en bon randonneur je m’enivre, dans l’excès je me délivre
3 voix devancent les laudes alors que je m’extirpe de l’humidité ambiante agglutinée la nuit dernière. Plus loin dans la station, je croise quelques parapentistes qui se préparent à leur 1er vol solo pour certain·e·s

Jade et Saphir de leur côté s’exercent au sauvetage en avalanche
Sous la guirlande de parapentes qui giguent, je débaroule droit dans la pente, et me perds à travers champs aux herbes immenses, pistes rouges de ski et de VTT. Certains espèrent entrer dans l’Histoire, moi je préfère disparaître dans la géographie

Les chamois, médusés quelques courts instants par ma présence, filent s’évanouir dans les bois

Les voltigeur·euse·s rencontré·e·s plus haut terminent leur collation lorsque j’arrive à l’étincelant lac des Dames
Pendant mon repas gargantuesque, les cocasses poiriers des canards ravissent ma bouille de mioche

La journée se volatilise, je m’arrête dans une clairière forestière proche du ravin du Clévieux
Mon alarme me prévient que si je ne souhaite pas trop souffrir de la chaleur du jour, c’est le moment de se mettre en route. La longue portion de piste navigue entre alpages, alpages et alpages

En face de moi, les Hauts Forts obstruent mon cheminement, je file vers la verdoyante ligne de crête pointue qui me permettra de les contourner

Mon pied gauche chemine chez les frouses…

…pendant que mon pied droit déambule chez les helvètes
La différence culturelle humaine entre les 2 côtés de la ligne imaginaire ne semble affecter ni le sifflement des marmottes ni le son de cloche des vaches

Pause déjeuner au Vanet, qui porte bien son nom, j’admire caries et haleine fétide de nuages des Dents Blanches

De l’autre côté, je découvre l’insipide station de ski d’Avoriaz, encore partiellement blottie dans la neige

Je sonde les replis du plateau et me dégote un discret creux vert à proximité d’un cours d’eau
Après mon petit déjeuner, je déroule mes pas côté suisse, mon ombre elle flotte côté français
Je croise d’autres gros sacs qui ont à peine entamé leur traversée alpine, me donnant l’impression d’être à contre-courant
Je suis à contretemps, toujours à contretemps
Deux, trois fois rien, d’un poil, d’une virgule
Je suis à contretemps, toujours à contretemps
L’horloge de ma vie déconne à plein tube […]
Mais j’ me dis que quand la vieille sorcière viendra pour me faucher
Il pourrait bien arriver que j’ laisse passer l’heure de me coucher
Karimouche Contretemps
Clara attaque son 4è jour de marche, le duo qui la suit également. Leurs visages s’illuminent d’un splendide sourire lorsque je leur annonce que mon projet touche bientôt à sa fin. J’arbore la même risette à l’idée des nombreux moments féériques qui les attendent

Dans l’azur clair se dresse le Mont de Grange, ma prochaine lubie

Selon la table d’orientation, le Léman se tapirait sous le voile de brume
Je partage ma collation méridienne haut perchée avec Jean-Paul, qui s’épanche sur ses passions : montagnes et Asie du sud-est. S’ajoutent technologies, cultures et voyages, clairsemés de nos rigolades
Ma journée s’étiole, j’écourte notre partage pour redescendre sur l’autre versant, légèrement engagé

Sith contre Jedi, Jade et Saphir règles leurs différends à coups de sabre laser
Obscure, la force est noire, c’est noir comme le château
Où flotte l’étendard, notre drapeau
Sois sûr que sous les feux, la vérité est masquée
Viens, bascule de notre côté
IAM L’empire du côté obscur
Une zone de pique-nique m’invite à m’installer pour la nuit, tant pis pour la route juste à côté

Après ma douche, je suis rejoint par Pauline pendant mon repas
Son sac obèse pourrait la basculer en arrière à tout moment. C’est son 1er trek solo et sa 2è étape, je me dis qu’elle aura tout le loisir d’ajuster tout ça dans les jours à venir
Le lendemain, les engins agricoles jouent les réveils-matins. Pauline ronfle encore alors que je démarre dans la fraîcheur de la vallée

Je traîne ma bosse jusqu’au lac Darbon, d’un bleu turquoise intense, qui me salue du fond de son écrin

Après un pierrier sous Oche, je déjeune dans un chaos de lapiaz à l’ombre de l’unique grand sapin au lac de la Case

Les demoiselles pullulent aux abords de l’étang à l’eau tiède
J’étale mon après-midi dégoulinante sur la trop longue crête des balcons du Léman. Avec la chaleur et un fond d’eau vaseuse dans mes auges, mon corps avance en automatique
Pour mon plus grand bonheur, au Grand Chesnay un abondant point d’eau étanche ma soif. L’imprenable vue sur le lac de Genève achève mon étape. Juste au-dessus de ma tente s’installent Hélène, Céline et Émilie. Les 3 frangines se sont lancées dans l’aventure alpine ce matin, pour Céline il s’agit même de son baptème de randonnée !

Les rousses du coin nous accueillent de leur doux velours

Saphir et Jade crachent leur adrénaline le temps d’un saut à l’élastique

Le crépuscule se dissout lentement dans le lac, juste avant que ne sombre mon âme
Les cloches de mes hôtesses tintinnabulent dès le lever du jour, mes autres voisines de bivouac se sont évaporées avant l’aube

Sa grâce blanche me lance un clin d’œil depuis sa balustrade, elle semble bien se porter aujourd’hui

Le Léman saisit mon ultime étape de son bleu intense

Les cormorans plongent, les mouettent raillent, les milans planent, les vagabonds exultent
Détails d’étapes :
- 8 étapes
-
- 150 km
- +8300 m
- -9950 m
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