J’abandonne de bon matin une partie de mes compagnons de tablée d’hier soir, arrivés en fin de journée dégoulinants. Je croise les doigts pour ne pas finir dans le même état ce soir, mon étape démarrant sous une fine bruine caressante

Mais peu importe, après plus de 24 heures de repos, des symptômes de manque commencent à paraître, je frétille juste à marcher sur du goudron !

Indicateurs d’altitude, les isards et leurs fines cornes s’étonnent de mon passage aussi tôt dans la saison

Je rattrape sur ma route brouillardeuse 3 lascars de la veille

Je leur emboîte le pas, du moins à l’aguerri, les 2 autres semblent peiner dans la montée harassante et dans la gadoue gluante

Ils finissent par disparaître dans mon sillage embrumé, au niveau d’une crête minérale, à peine techniquouillette, l’aventure démarre pour de vrai !

Les passages sur la caillasse glissante font faire un rodéo clandestin à ma dopamine et à mon adrénaline, je me sens vivant ! Mais également rassuré que mon 1er haut sommet ne soit pas enneigé, jouer à Finding d’Orhi pour le dénicher dans le brouillard m’a amplement suffi

Une brève éclaircie au col plus bas me réchauffe le visage et le cœur

Les bornes frontière jalonnent mon itinéraire pour le reste de la journée

Un ruisseau providentiel côté espagnol m’invite à bivouaquer à ses côtés pour la nuit

Au petit jour, j’attaque la traversée de la réserve naturelle de Larra-Belagua, territoire des ours selon une pancarte

Dans les bois tortueux, esseulé, je flippe totalement et cogne mes bâtons régulièrement pour signaler ma présence aux potentiels ursidés

Une masse sombre transperce les bois devant mes yeux et entraîne ma poitrine jusqu’à la tachycardie. Ça n’est qu’un sanglier, ouf ! Aussi mastoc que Nagoナゴ, je ne fais quand même pas trop le malin

La forêt laisse sa place à de magnifiques formations minérales : lentement égratignée par la pluie, la roche calcaire se transforme en œuvre d’art naturelle

Encore duveteux de l’hiver, les isards et leur grâce insolente fuient dans les enchevêtrements karstiques à mon approche

Je patauge dans les accumulations de neige, longuement et laborieusement, et commence à douter de la praticabilité du col

Une fois à l’encolure, une grande joie m’envahit car je devine un sentier sous les pentes laiteuses, je dis au revoir à la grise et blanche réserve naturelle, risette aux lèvres

Ravi d’avoir passé mon 1er col à haute altitude, je dévale le raidillon immaculé de l’autre côté, pas vraiment discrètement selon les marmottes à moustache

De retour dans l’Hexagone, les locaux me convient à un goûter, me rappelant de ne pas oublier de m’imprégner du pollen de la vie, de l’instant présent

Et si la liberté consistait à posséder le temps ?

Sylvain Tesson Dans les forêts de Sibérie

Émerveillé par l’Anaye, torrent sauvage qui semble hors de contrôle, mon cœur déborde de joie lui aussi

Assez d’émotions fortes pour aujourd’hui, mes pieds optent pour une halte verdoyante

Le prince des torrents m’occupe les prunelles pour une soirée relaxante

Au levant, la silhouette des vautours fauves s’esquisse dans les cimes

À supporter 2 ou 3 chenilles, je finis par connaître le plus grand papillon d’Europe

Au détour d’une motte de hautes herbes, je fais connaissance avec une drôle de bête, mince comme un doigt, mais plus puissante que le doigt d’un roi, car capable de rendre à la terre celui qui le touche

Mes pas me portent jusqu’à une gouttière à flanc de roche, surplombant les gorges où vocifère le Sescoué

Louis croix-vé-bâton : Je veux du bois pour jouer à la bataille navale !
Ingénieur d’armée : Mais euh, la montagne elle fait que m’embêter pour acheminer les troncs…
Louis croix-vé-bâton : On fait tout péter !

Ainsi est né le chemin de la Mâture

Les ruisseaux rugissants me barrent le chemin, je parviens tout de même à les franchir, en régalant d’un peu d’humidité le haut de mes chaussettes

En bout de vallée, tel un phare, le col d’Ayous, maculé de blanc, oriente mon gouvernail

Sur l’autre versant, le pic d’Ossau, Jean-Pierre pour les intimes, veille sur les lacs encore emmitouflés dans leur écharpe couleur ivoire

Je choisis de m’arrêter bien plus bas pour la nuit, à côté du lac de Bious-Artigues, toujours en compagnie de Jean-Pierre

Le lendemain matin, le spectre lumineux du lever de soleil danse dans les gouttes d’eau accrochées aux branches, distrayant mon attention des gargouillis de mon ventre. Les supérettes étant toutes fermées, je rationne mes vivres depuis quelques jours

Ne me reste qu’une poignée de raisins secs lorsque j’arrive à l’épicerie de Catherine. Je dévalise goulument ses rayons, pendant qu’elle me partage le bulletin neige des alentours, notamment celui de la Hourquette d’Arre, mon prochain haut col. Elle n’a pas encore eu écho de son franchissement cette saison-ci

Plus tard, sur le sentier, la providence m’envoie Manel, lui aussi en train de traverser les Pyrénées, dans l’autre sens, avec un départ bien plus précoce que le mien. Il revient de la hourquette et m’annonce que “ça passe”, raquettes sur le dos et nez entaché d’hémoglobine, cela me rassure à peine

En fin de journée, l’échancrure du col s’offre à moi

Je préfère néanmoins me caler dans un petit creux de pierres, ne sachant pas vraiment à quoi m’attendre de l’autre côté

N’ayez pas peur de danser nu·e·s
N’ayez pas peur d’aller au sabbat
N’ayez pas peur de danser nu·e·s
N’ayez pas peur d’être libres

Deloraine Sabat (live à Bruguières)

Alors que la pleine lune se pose sur le pic d’Ossau dans mon dos, devant moi le plein soleil étire les ombres, dans l’unique paire de traces de raquettes

Dents de requin aux pieds et shuriken手裏剣 aux bâtons, me voilà métamorphosé pour passer l’obstacle verglacé !

L’alpinisme est un sport stupide qui consiste à grimper les rochers avec les mains, les pieds et les dents

Lionel Terray Les Conquérants de l’Inutile

L’épais manteau de Morana, déesse de l’hiver, recouvre l’autre versant de la montagne, sur lequel roulent-boulent les minuscules marmottes d’Ostara, déesse du printemps

Je laisse derrière moi les zones pentues marquées par de micro-avalanches ainsi que les ponts de neige au-dessus des lacs et cours d’eau

Hors de la vallée blanche, je m’émerveille devant les cimes acérées des lieux. Quelle drôle de planète, toute sèche et toute pointue !

Alors que je fais mon plein de vitamine D en descendant la verte vallée, une randonneuse me demande de quel côté du ruisseau “il faut” descendre. Les grandes personnes ont toujours besoin d’explications. Les 2 sentiers se rejoignant plus bas, je lui indique qu’elle est libre de choisir sa propre voie

Alice : Would you tell me, please, which way I ought to go from here?
The Cat : That depends a good deal on where you want to get to.
Alice : I don’t much care where…
The Cat : Then it doesn’t matter which way you go.
Alice : …so long as I get somewhere.
The Cat : Oh, you’re sure to do that, if you only walk long enough.

Lewis Carroll Alice’s Adventures in Wonderland

À son regard dubitatif, je sens que ma réponse ne lui a pas apporté satisfaction, les grandes personnes sont décidément bien bizarres

Plus loin, la chaleur goudronnée achève mon étape sur un parterre de feuilles mortes, à proximité d’un ruisseau, agrémenté d’un orchestre de cloches de vaches et de chants d’oiseaux

La brume matinale est facétieuse mais je l’apprécie grandement car elle m’évite l’hypersudation

Au col, j’admire les marmottes butiner le printemps, réchauffées par la boule de feu dans le ciel

Dans son écrin poivre et sel, le lac d’Ilhéou joue à cache-cache

Les vanesses dansent sur les effluves de mes chaussures et chaussettes, me divertissant pendant que j’engloutis mon miam-miam

Dans le brouillard, ma descente est expédiée, je bondis de pierre en pierre, le long du gave d’Ilhéou

J’arrive dans une Cauterets légèrement humide et brumeuse. La saison n’a pas encore démarré, le dortoir du refuge où j’ai projeté de passer la nuit n’est pas prêt. Anouk, la gérante, m’octroie une chambre privée, à distance, elle-même n’est pas encore sur place. L’immense refuge-labyrinthe est donc entièrement mien. Ou presque, on est seul aussi chez les hommes me fait comprendre un chat câlinou en manque d’affection

Détails d’étapes :

  • 7 étapes
  • Brouillard, éclaircies, nuages, soleil, éclaircies, brouillard :fog: :sun_behind_small_cloud: :cloud: :sunny: :sun_behind_small_cloud: :fog:
  • 140 km
  • +8300 m
  • -8700 m

‹ Page précédente Page suivante ›